lundi 15 avril 2013

PLAISIR ET PÉCHÉ

Le texte qui suit a été à la base d'un projet de reliure réalisé autour de la thématique de Plaisir et Péché.

Le projet en reliure présenté ici s’articule autour de livres à relier touchant à la thématique de la sexualité humaine. Cette thématique sera abordée par le biais de l’opposition Plaisir / Péché, par l’entremise de livres qui proposent des points de vue opposés sur le sujet, en l’occurence des récits érotiques, des guides pratiques et des livres d’instruction morale. 


Démarche artistique et professionnelle

Mon approche en reliure d’art s’est principalement concentrée sur le traitement visuel des surfaces du livre, que j’aborde comme autant de surfaces picturales autonomes : ma recherche plastique s’y applique notamment à l’exploration des matériaux, traditionnels ou non —cuirs de reliure, peaux de poissons, parchemins, etc.—, que je cherche à exploiter de manière inusitée par l’emploi de reliefs, d’insertions ou de patines. Je me suis aussi investie dans l’expérimentaton d’une large gamme de constructions du livre, souvent en exploitant des structures issues de techniques anciennes modifiées. J’ai d’ailleurs obtenu une bourse du CALQ en 2000, pour un perfectionnement axé sur l’utilisation du parchemin en reliure d’art.

Une seconde bourse du CALQ en 2001 m’a donné l’occasion d’approfondir les dimensions conceptuelle et thématique de la pratique de la reliure d’art. En effet, j’ai pu explorer la thématique des états de la peau humaine (aux plans physique, psychologique et culturel) et produire une série d’oeuvres en reliure où le corps d’ouvrage des livres se présente comme métaphore du corps et de l’esprit humains, en jouant sur les analogies entre la peau humaine et les matériaux de reliure. Les oeuvres résultant de cette recherche feront l’objet d’expositions individuelles à compter du mois d’avril 2004.

En reliure, il est capital de disposer d’une gamme importante de livre-supports qui seront prétextes à la création. Au cours de la période de travail sur la peau humaine, une mine de livres portant sur une dimension vitale de l’humanité ont croisé mon parcours et se sont avérés constituer une nouvelle voie d’exploration pleine de promesses pour la reliure d’art. Trop importante pour n’être qu’effleurée en tant que sous-thème de la peau, la sexualité humaine s’est donc imposée comme sujet de recherche à part entière.




Catéchèse des 6e et 9e
commandements de Dieu
 (Abbé Victorien Germain)

Édition publiée à Québec, en 1952. 


Reliure classique en chèvre rouge avec médaillon circulaire noir incrusté sur lequel sont ponçés le chiffres 6 et 9 ornés des symboles féminin et masculin de la croix et de la pointe de flèche.

Gardes de papier marbré de Montse Buxo (Barcelone).


Bibliothèque nationale du Québec,
collection des livres d’artistes et des ouvrages de bibliophilie.



Comment alors l’aborder ? Deux angles d’approche sont inévitables et indissociables en matière de sexe : l’angle du plaisir (sous-entendu toléré et accepté) et celui du tabou ou du péché (entendre interdit). C’est donc dire que le travail de création proposé s’élaborera à partir de livres dont les propos condamnent ou célèbrent l'activité charnelle.

Mon récent travail sur la peau humaine m’a permis d’apporter une certaine profondeur à ma démarche artistique et m’a fait goûter au potentiel productif d’une création suivie, ininterrompue sur une période donnée. Il m’a aussi menée à reconnaître le potentiel créatif d’un thème comme celui de la sexualité humaine, présente à divers titres, dans presque toutes les sphères de la vie contemporaine — et offrant de multiples possibilités en reliure d’art.


Sommaire thématique du projet : 
exploration de l’opposition Plaisir - Péché

Qui dit sexualité dit plaisir mais aussi péché. Permission ou interdiction. Les codes de comportements sexuels peuvent différer d’une société à une autre et présenter des taux de liberté variables, mais toujours on y retrouvera des doses de tabous et d’approbation, des parts de répression et de tolérance.

De castitate et luxuria
 (Merkelbach et Dantinne)
Assemblage de peaux d'anguille brune avec mosaïques et appliqués de cuirs multicolores. 
Il s'agit d'un ouvrage en latin, un manuel du confesseur 
portant spécifiquement sur les péchés de la chair.


La religion, au Québec comme ailleurs, a par le passé exercé un grand pouvoir en ce domaine. Pour preuves, des ouvrages d’instruction morale et sexuelle rédigés par des acteurs religieux et médicaux, qui ont bénéficié d’une large distribution et qui se sont retrouvés dans presque tous les foyers. Des traces de leur influence perdurent encore un peu partout.

Il existe en effet une littérature moraliste illustrant généreusement ces propos, qu’elle provienne de France, d’autres pays francophones, ou qu’elle soit indigène. Une littérature témoignant de cette époque où parler de sexualité était absolument tabou, où les textes en la matière (autres qu’érotiques) tenaient plus du jugement autoritaire que de l’information utile et objective. On trouve encore des exemples de littérature d’instruction publique —comme Le bréviaire de l’amour expérimental et Le vice solitaire— qui présentent la bienséance sexuelle dans un cadre très strict,  souvent sous forme d’énumération de commandements.






La folie érotique 
(Dr Hugo Ball)

J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888

Plein chagrin noir avec reliefs et pastillage mosaïqué de peaux de chèvre rouge. L'ensemble représente la course folle des spermatozoïdes vers l'ovule.

Collection Bibliothèque des livres rares, Université de Montréal.




Aujourd’hui, la littérature pratique traitant de sexualité est sortie des mains religieuses pour passer entre des mains spécialisées. Sexologues, psychologues publient chaque année nombre d’ouvrages sur le sujet, présentant les choses avec une vision et une conception tout autres. Nous sommes passés des traités répressifs et moralisateurs, à des ouvrages, guides et essais, qui abordent la sexualité sous de multiples angles, mais toujours dans une perspective de plaisir et d’épanouissement personnels. Ces deux points de vue proposent des approches qui contrastent radicalement sur ce point.

Quant aux spécimens de littérature érotique —tout aussi féconde bien que moins visible, puisque qu’elle était interdite et, de ce fait, très contrôlée—, ils ont été dans bien des cas, très bien conservés, à l’abri des regards indiscrets. Là aussi, selon les époques, le  moralement acceptable a connu des fluctuations : des textes jugés pornographiques et dangereux se sont vus, avec le temps, considérés érotiques et innocents. Notre tolérance et notre ouverture se modifient au fil du temps, du contexte social. Il n’y a pas si longtemps, on refusait une sexualité active aux femmes et on condamnait l’homosexualité.











La muse gaillarde
(Raoul Ponchon)
Plein cuir de peaux de perche du Nil en deux tons, 
avec enluminures à l'acrylique et à la feuille d'or.
Éditions Terres latines, Paris, 1949. Exemplaire 1608 / 1950.

À ma connaissance, jamais un tel travail d’exploration thématique n’a été entrepris en reliure d’art. On a parfois vu quelques livres érotiques, —dont les reliures étaient inspirées par le contenu— faire partie d’une même exposition, mais il s’agissait généralement de reliures ponctuelles réalisées par des relieurs différents. Jamais un travail de création suivi n’a porté spécifiquement sur un tel thème et encore moins dans la perspective que je compte adopter. Et pourtant la matière première abonde, offrant un potentiel d’exploration quasi-illimité.

Base conceptuelle :  
le couple livres du plaisir / livres du péché

La grande disponibilité de matériaux de base de qualité (écrits érotiques et livres d’instruction publique) constitue une opportunité extraordinaire d’exploration pour un relieur. Car il s’agit d’un champ très fertile et fort inspirant dont il est question ici, puisqu’il touche au corps humain, à sa sensualité et aux multiples façons dont l’être humain organise la vie en relation au corps.

Cette thématique offre la possibilité d’élaborer un large corpus d’oeuvres significatives, dont les composantes pourront être envisagées et réalisées comme une suite de couples —proposant des thématiques qui s’opposent, se complètent ou encore s’interrogent. Par exemple, les amalgames suivants : plaisir/douleur, beauté/laideur, vice/vertu ou encore, nu/habillé. Il s’agit là d’une logique d’oppositions qui peut s’enrichir très facilement de nombreux autres sous-thèmes, tout aussi évocateurs et éloquents les uns que les autres.


Zoloé et ses deux acolytes 
(Marquis de Sade)

Assemblage de peaux d'anguilles rouges, avec mosaïques de cuirs de poissons. Pièce de titre en chèvre chagrin noir avec appliqués jaune et rose. 

Bibliothèque des curieux, Paris, sans date, vers 1950.



Collection privée, Estrie.


Ce concept de couples aura pour effet d’établir une synergie entre les reliures, en créant des allers retours constants entre les oeuvres, tout en provoquant un questionnement et une réflexion chez l’observateur. L’optique de créer une telle séquence de reliures, combinées et placées en interaction, imprégnera l’ensemble des oeuvres d’un caractère singulier, puisque qu’elle installera un échange signifiant entre les reliures, de même qu’avec l’observateur qui devra continuellement se positionnner face aux points de vue qui lui sont présentés.

La démarche, dans son ensemble, pourrait servir à constituer une sorte de répertoire en trois dimensions, détaillant certains des plaisirs et des contraintes auxquels notre société a été soumise au fil des ans.  Ainsi, j’envisage une mise en scène en douze stations, ou tableaux —une sorte de chemin de croix—, montrant de tels couples vice-vertu ayant coloré ou colorant encore notre vie.













Le bon plaisir
(Henri de Régnier)
Assemblage de peaux d'anguilles en deux tons, beige et brun, avec mosaïques appliquées de pommes en vert et rouge, et serpents en peau de serpent de mer. 
Édition Collection Marpon et Cie, Paris, 1922. 
Exemplaire 185 / 1200.


Perspectives de réalisation

L’expérience du projet que j’ai réalisé sur le thème reliure et peau humaine a présenté le défaut d’avoir des limites un peu trop extensibles, tout en s’appuyant sur une littérature somme toute très limitée. Le présent projet tirera avantage de cette constatation : la structure retenue de chemin de croix (une succession de douze scènes traitées en doublets) délimitera de façon claire le cadre à respecter. La double thématique (plaisir / péché) sera divisée en sous-thèmes et prendra la forme finale d’une série de tableaux à l’intérieur desquels les reliures mises en scène entretiendront un dialogue.

Il faudra, bien sûr, travailler avec une double contrainte : chaque duo de reliures devra constituer un tout articulé et, en parallèle, chaque reliure du duo devra être autosuffisante. Chacun des livres possédera un décor autonome, cependant toujours pensé et réalisé en fonction de son association à un deuxième livre. L’objectif est de composer des décors significatifs, en rapport avec le contenu de chacun des livres à relier, mais toujours en tenant compte de sa relation à une deuxième reliure ; cet accouplement sera déterminant dans la composition de l’oeuvre finale et du sens qu’elle portera.

Les  décors s’élaboreront à l’aide de certains outils connus, comme les symboles à caractère religieux et sexuel, qui seront sûrement pertinents dans le traitement de la thématique. Il sera par ailleurs intéressant de reconnaître, dans le monde contemporain, des éléments capables d’agir autrement comme des véhicules pour une charge symbolique, de façon à traiter de sentiments qui s’expriment aujourd’hui, alors qu’ils étaient autrefois refoulés. Parmi des outils déjà identifiés:

- les représentations et symboles physiques (parties différentes du corps humain) ;
- les signes et symboles sexuels ;
- les emblèmes et symboles religieux ;
- les couleurs chargées de connotations diverses (comme le noir des soutanes ou celui des dentelles) ;
- les tissus (dentelles, velours, matières transparentes, etc.).

Une bonne partie de la recherche de départ sera consacrée au repérage de livres méritant une reliure d’art et satisfaisant aux critères de la thématique proposée. Le concept pré-établi de couple constituera un élément déterminant dans le choix des ouvrages à relier. La recherche de matériaux inusités en reliure et appropriés à la thématique se poursuivra en même temps, dans le but de bâtir une réserve de matériel pouvant renouveler le vocabulaire de la reliure traditionnelle et susciter une part d’étonnement chez l’observateur. Ils seront aussi sûrement utiles pour l’établissement d’un climat et d’un caractère particuliers à chacune des scènes. 

Les résultats obtenus au terme de la recherche contribueront grandement à l’orientation de la phase de réalisation car ils permettront d’effectuer des choix éclairés quant aux sous-thèmes à développer, à la manière de les représenter et de les mettre en scène.[1]




[1] Malheureusement la tenue d’une exposition sous forme de chemin de croix n’a pas eu lieu. Les endroits (musées, centre d’artistes, galeries) où j’ai soumis ce projet ne l’ont pas accepté. Je me questionne encore sur les raisons profondes qui ont motivé ce refus. Y avait-il là quelque chose qui heurtait la fibre religieuse et morale, que l’on croit presque disparue de notre société, mais qui existerait toujours sous des formes insoupçonnées ? ...

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