dimanche 14 avril 2013


RELIURE ET PEAU HUMAINE



Mon projet Reliure et Peau humaine (2001-2004) s'inscrit de façon très naturelle, à la fois dans le prolongement de mon parcours de création en reliure d'art et dans la poursuite de la réflexion que j'avais amorcée en tant qu'anthropologue quelques années auparavant. Cette recherche a intégré à la fois une pensée à caractère philosophique et une pratique de nature artistique, constituant ainsi une combinaison au potentiel créatif trop rarement exploité. Néanmoins, ce type de recherche s'apparente à d'autres démarches artistiques qui ont eu recours à l'anthropologie, par exemple, la fructueuse collaboration de Irène Whittome (et son "musée des traces", entre autres réalisations) avec l'anthropologue Jacqueline Fry. Toutes les deux ont entretenu un dialogue constant, un échange soutenu durant de nombreuses années, s'alimentant réciproquement de leurs réflexions et de leurs réalisations professionnelles.


Polynesian Researches 
(William Ellis)
Édition en 2 volumes de cet ouvrage, ornée de multiples cartes et gravures sur acier. Publiée chez Fisher, Son & Jackson, Londres 1830.
Mosaïque de peaux de poissons (saumons et julienne). 
Décor inspiré d’un tatouage de poitrine polynésien. 
Tranches marbrées d’origine. 
Ce projet visait à explorer la thématique "des états de la peau humaine" (aux plans physique, psychologique et culturel). Le travail a mené à la production d'une série d'oeuvres en reliure où le corps d'ouvrage des livres se présenterait comme métaphore du corps et de l'esprit humains, en jouant sur les analogies entre la peau humaine et les matériaux de reliure.Par l'exploration d'analogies entre l'apparence de la peau humaine et les traitements variés apportés aux matériaux utilisés en reliure (cuirs, parchemins, etc.), j’ai abordé les marques volontaires ou accidentelles qui se fixent sur la peau —le vieillisement, les brûlures, la scarification, le tatouage, le maquillage, le body piercing, les cicatrices, les taches, les blessures, etc. —autant à titre de phénomènes culturels qu'en tant que prétextes à la création.

Sève, chante-fable 
(Jacques Plasse Le Caisne)

Cuir de vache estampé, avec reliefs peints à l’acrylique. Le décor évoque la scarification et la blessure, mais aussi le sang, la sève du corps qui s’écoule sous la peau.

Édition publiée aux dépens de l’auteur, 


Paris 1946. Exemplaire 46 / 500 sur vélin 
de Sparte, avec typographie en deux couleurs de Jacques Tronquet et 14 bois gravés originaux de Patrick de Manceau. 
Comprend une dédicace autographe de l’auteur, à Montréal, le 10 mai 1948. Jacques Plasse Le Caisne a été professeur à l’École du Meuble de Montréal dans les années 1940-50.

Bibliothèque nationale du Québec,
collection des livres d’artistes et des ouvrages de bibliophilie.


J’ai consacré du temps à la réflexion et à l'expérimentation, en reliure, du vaste champ de la peau, la peau qui se moule au mouvement du corps et à son souffle. De même, la reliure d'art enveloppe le livre et lui donne corps, voulant traduire, refléter ou se modeler sur son contenu : le livre constitue ainsi un lieu d'expression et d'impression de l'esprit humain. La peau et la reliure telles des cartes de visite qui nous précèdent, qui annoncent nos couleurs et qui nous révèlent — en somme, qui en disent long sur l'identité individuelle, et sur la culture qui a contribué à sa définition.

Cette exploration a été l'occasion de développer un commentaire inusité et signifiant, les reliures étant traitées comme des métaphores de l'être humain, corps et âme. La peau humaine comme lieu d'empreintes significatives laissées au fil de la vie, lieu d'inscription des émotions et des expériences, qu'elles aient été souffrantes ou plaisantes. Dès le début de la vie, c'est par la peau que le nouveau-né entre en contact avec son environnement, en relation avec ce qui est autre. Par cet organe situé à la surface du corps, il est possible de toucher et d'être touché par les autres. De la même manière, la peau des livres est le premier niveau de contact avec l'intériorité du livre : le livre se donnant comme concentré d'intimité, assemblage de parts identitaires plus ou moins grandes de son auteur et de son sujet.


Livre blanc
Plein cuir d'agneau noir à reliefs. Encavure d'un rectangle de parchemin animal dont on a conservé les coutures pratiquées par le parcheminier pour consolider les blessures accidentelles de la peau.  Les reliefs sur le cuir imitent les points de suture, comme s'il s'agissait des cicatrices laissées par une opération.


J’ai travaillé à élaborer une lecture plastique des états d'âme et des blessures physiques, par des traitements de surface et des modes d'intervention en reliure qui ont simulé suture, brûlure, coupure, greffe, déchirure, etc. Les traces indélébiles laissées sur la peau humaine par les événements de la vie, telles l'inquiétude et la peur, et le sens que prennent ces marques dans notre monde contemporain : la peau comme registre visuel d'une vie, avec ses inscriptions, ses empreintes et ses signatures.
Certaines marques cutanées n'ont pas de cause extérieure, mais sont plutôt les signes de conditions psychologiques difficiles : blessures, détresse, terreurs, dépresssions, grandes peines, fatigue, etc. Et ces émotions laissent des vestiges attestant de leur passage : rides, taches, rougeurs, etc. Comme la peau humaine reflète la vie, présente et antérieure de l'être humain, de même la peau du livre traduira le caractère du livre, son contenu, son identité.



Les voyages de Gulliver 
(Jonathan Swift)
Édition en quatre volumes, publiée aux éditions Kra, Paris 1929.
Exemplaires numérotés 495 / 792, produits sur vélin de Rives,
avec les illustrations en couleurs de Jacques Touchet, coloriées au pochoir.
Plein cuir de buffle à reliefs, avec greffes de peaux d’anguille, de veau et de poissons. Insertions d’aiguilles enfilées de fils de soie. 

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